25. Le plan de défense
Au Château d’Émeraude, Amayelle venait tout juste de se mettre au lit lorsque retentit le cri d’alarme de son compatriote du Royaume des Elfes. Comme tous les Elfes, qui détestaient les conflits et les agressions, elle sentit aussitôt la peur s’emparer d’elle. Toutefois, elle avait promis au Roi Onyx de protéger sa famille et sa forteresse en son absence. Au lieu de rire de son plan, le souverain l’avait même ratifié sur-le-champ. Elle ne devait donc pas le décevoir.
Avant de réagir à l’alerte sur la côte, elle prit une profonde inspiration et se répéta intérieurement qu’elle faisait partie de l’élite dirigeante d’Enkidiev et qu’il était de son devoir de demeurer inébranlable. Elle se montrerait digne de la confiance que lui accordait Onyx et elle rendrait son père, le Roi Hamil, fier d’elle. En faisant de gros efforts pour conserver son sang-froid, elle quitta ses appartements et dévala le grand escalier du palais. Jahonne venait quant à elle de franchir les portes de l’entrée, à peine éclairée par un unique flambeau. La Princesse des Elfes lui prit les mains et les serra avec force.
— Nous devons rester calmes, lui recommanda Jahonne. Les habitants du château comptent sur nous.
— Si vous avez entendu l’avertissement de la sentinelle, alors les garçons l’auront capté eux aussi.
— Espérons qu’ils dormaient à ce moment-là. Il faudra tout de même les empêcher de communiquer entre eux avec leurs esprits pour ne pas distraire les Chevaliers. Devons-nous réveiller les habitants du château ?
— Estimons d’abord la distance qui nous sépare de l’ennemi et la vitesse de sa progression, suggéra Amayelle.
Les deux femmes traversèrent la cour et grimpèrent sur la passerelle. En unissant leurs facultés de repérage, elles découvrirent qu’un nombre impressionnant d’envahisseurs débarquaient sur les plages de tous les royaumes côtiers.
— Combien de temps mettront-ils à atteindre Émeraude ? se découragea Amayelle.
— S’ils avancent à la même vitesse que les larves, nous disposons de plusieurs jours pour mettre notre plan à exécution.
— Je suggère de nous y mettre dès l’aube pour ne pas être prises au dépourvu.
Après avoir veillé toute la nuit, l’Elfe et l’hybride redescendirent l’escalier, en faisant bien attention de ne pas marcher sur leurs longues jupes. Le soleil se levait à peine, éclairant la façade de l’aile des Chevaliers ainsi que les écuries.
Elles n’avaient pas fait deux pas sur le sable que les cris de protestation des jeunes survivants de l’attaque d’Amecareth dans la tour de Hawke attirèrent leur attention. Ces enfants magiques savaient ce qui se passait et, téméraires comme leurs parents, ils voulaient sans doute participer, Jahonne et Amayelle s’engouffrèrent donc dans l’antre d’Armène avec l’intention de lui prêter main-forte.
— Pourquoi Nartrach mentirait-il ? se hérissa Cameron, les mains sur les hanches.
— Je n’ai pas dit qu’il mentait, jeune homme, répliqua Armène. J’ai dit qu’il était peu probable qu’une telle bête soit de retour à Émeraude.
— Le dragon est tout près, s’obstina Nartrach. Je le sens dans mon cœur quand Stellan approche.
— Je ne vous laisserai pas sortir, peu importe l’excuse que vous inventerez.
Jahonne savait que les garçons étaient dotés de pouvoirs exceptionnels. Elle sonda le ciel et y découvrit bel et bien le reptile volant !
— Non seulement ce dragon se dirige-t-il vers le château, mais c’est aussi son maître qui le chevauche, souffla-t-elle, accablée.
— Il ne sera pas son maître bien longtemps si vous me laissez sortir d’ici ! fanfaronna Nartrach.
— Tes parents ne nous le pardonneraient jamais s’il t’arrivait malheur, le sermonna Armène.
Nartrach, Cameron et Fabian se mirent à protester bruyamment. Atlance avait plutôt baissé les yeux : il haïssait les monstres.
— Écoutez-moi bien, intervint Amayelle dans le chahut.
Les garçons se turent, mais leur expression renfrognée fit comprendre à la princesse qu’elle devait bien choisir ses paroles.
— Il y a quelque temps, j’ai établi un plan de défense avec Jahonne, fit-elle. Je me souviens fort bien d’en avoir discuté avec vous.
— C’est différent, maintenant, résista Cameron.
— C’est exactement la même chose, l’avertit sa mère. Cette stratégie a pour but de sauver le plus de vies possible, pas de défendre des murs en pierre. On peut rebâtir des remparts, mais on ne peut pas ressusciter les morts.
— Et le Roi Hadrian, alors ? s’étonna Nartrach.
— L’Immortel Danalieth a risqué sa vie pour le ramener parmi nous, et il l’a fait pour une bonne raison. Ce n’est pas une pratique courante. Vous le savez très bien, puisque vous avez étudié les arts magiques.
— Si nous pouvions lui voler son dragon, cela donnerait aux Chevaliers l’occasion de tuer Amecareth, prétendit Fabian.
— Ne vous rappelez-vous donc pas ce qui s’est passé quand l’empereur s’est arrêté ici ? s’attrista Jahonne. Même ton père et sa terrible magie n’ont pas pu l’empêcher de s’en prendre à des innocents.
— Tout le monde a une faiblesse, riposta Fabian, en adoptant l’air supérieur d’Onyx.
— Si c’est vrai, les Chevaliers la trouveront, conclut Amayelle, A partir de cet instant, vous allez obéir à Armène sans vous lamenter, car elle semble se rappeler mieux que vous ce qu’elle a à faire.
— Moi, je le sais, affirma Atlance d’une voix presque inaudible.
— Se cacher, ronchonna Cameron.
— C’est exact, signala la Princesse des Elfes. Vous allez vous habiller et aider Armène à rassembler ce dont elle aura besoin pour survivre avec vous dans les cavernes jusqu’à ce que la menace soit écartée.
— Est-ce que c’est un ordre ? se raidit Nartrach.
— Puisqu’en tant de guerre, je deviens en quelque sorte le commandant de cette forteresse, alors, oui, c’en est un.
— Mais…, gémit son fils.
— Un mot de plus et tu auras affaire à ton père à son retour, jeune homme. Maintenant, mettez-vous au travail. Je ne vous le répéterai pas deux fois.
Cette fois, les enfants ne protestèrent pas. Armène en profita pour les pousser vers l’escalier qui menait à l’étage supérieur, où ils devaient préparer un petit baluchon renfermant leurs objets préférés. Ils se bousculèrent dans les marches avec leur entrain habituel.
— Vous êtes d’une telle patience, ne put s’empêcher de remarquer Jahonne.
— J’en ai élevé bien d’autres, répondit la gouvernante avec un sourire rassurant. Ne vous inquiétez pas pour moi.
— Merci, Armène.
Jahonne et Amayelle retournèrent au palais pour réveiller les conseillers, les serviteurs et les servantes, afin de les rassembler dans le hall du roi. En prenant garde de ne pas les effrayer, elles leur racontèrent ce qu’elles avaient capté à l’ouest. La situation n’était pas encore alarmante, mais elle pourrait le devenir assez rapidement, surtout si un dragon rôdait dans les parages. Elles leur demandèrent donc de commencer à réunir des couvertures, des cruches d’eau et des lampes à l’huile, puis d’aller les porter dans les grottes souterraines en utilisant les tunnels qui partaient de l’écurie.
— Avertissons les paysans, suggéra ensuite Amayelle.
Les deux femmes se séparèrent et allèrent prévenir du danger tous les groupes de villageois, qui commençaient à arriver dans la grande cour afin d’y vendre leurs produits. Ils avaient le choix de fuir vers l’est ou bien de ramener leurs familles au château. Blancs de peur, ils s’empressèrent de remonter sur leurs tombereaux et de quitter la forteresse.
Morrison sortit de la forge, couvert de sueur. Il n’eut pas à demander pourquoi les paysans désertaient l’endroit. Il le devina au visage angoissé de Jahonne.
— Je vais prévenir les palefreniers, annonça la Princesse des Elfes pour les laisser en tête-à-tête.
Le forgeron essuya ses mains sur son tablier, silencieux. L’hybride s’avança vers lui, les yeux chargés de tristesse.
— Ne me regardez pas comme si j’allais mourir, grogna-t-il.
Jahonne était habituée à ses manières revêches. Elle savait qu’au fond de cette large poitrine battait un cœur en or.
— Ils sont très nombreux, soupira-t-elle.
— D’autres larves ?
— Malheureusement, non. J’ai ressenti une énergie guerrière déterminée à éliminer toute vie.
— Cette fois, vous devrez suivre les autres jusqu’aux cavernes, Jahonne.
— Cela ne fait pas partie du plan.
— L’empereur pourrait vous enlever en croyant que vous êtes Kira.
— Cessez de croire que je suis sans défense, Morrison, Je ne suis pas une créature agressive, mais je possède de terrifiantes facultés.
— Je resterai à vos côtés.
— Je sais.
Le forgeron retourna dans son atelier. Il en ressortit avec des dizaines de javelots, qu’il aligna contre le mur de sa maison.
— Il ne sert à rien de vous mettre en colère, tenta de le calmer l’hybride.
— J’en ai assez de cette vie de peur et de toutes ces morts ! Je devrais être en train de fabriquer des fers pour les chevaux et des cerceaux pour les roues des charrettes, pas des épées et des lances par centaines !
Jahonne agrippa ses bras musclés de son mieux avec ses petites mains. Il se calma sur-le-champ.
— Vous n’avez pas le droit d’utiliser votre magie contre moi, se plaignit-il.
— Je vous ai seulement transmis ce que les Chevaliers appellent une vague d’apaisement. Vous ne nous serez d’aucun secours dans un tel état d’agitation.
— Comment faites-vous pour être toujours aussi placide ?
— N’en croyez rien. Je suis tout aussi tourmentée que vous. Seulement, je ne peux pas me permettre de le montrer aux autres.
Morrison la regarda dans les yeux un long moment.
— Lorsque cette guerre stupide aura pris fin, vous et moi parlerons d’avenir, déclara-t-il.
— Oui, je crois que ce sera le bon moment. Mais en attendant, nous devons nous assurer qu’il y aura des survivants lorsque les soldats de l’empereur auront été vaincus par les Chevaliers.
Amayelle revint de l’écurie pour leur dire qu’ils étaient incapables d’ouvrir la porte du souterrain. Morrison accompagna les deux femmes jusqu’au bout de l’allée jalonnée de stalles.
L’humidité rouillait parfois les charnières. Le forgeron examina les pièces de métal et jugea qu’elles devraient bientôt être remplacées. Cependant, en utilisant la force de ses bras, il parvint à déloger le large panneau de bois. Ce dernier dissimulait un escalier creusé dans la pierre des centaines d’années auparavant.
Le long tunnel menait à des cavernes qui se situaient, selon toute probabilité, quelque part au pied de la Montagne de Cristal. Des supports de fer avaient été enfoncés dans les murs jusqu’aux abris, Amayelle ordonna aux palefreniers d’y installer des torches que les paysans avaient préparées durant les dernières semaines. Une fois leur route éclairée, les serviteurs transporteraient dans la grotte les vivres ainsi que tout ce dont ils auraient besoin pour demeurer en vie.
Amayelle retourna au palais pour informer les domestiques que la voie était libre. Elle poursuivit sa route jusqu’à la tour du magicien d’Émeraude, pour discuter avec lui de la défense qu’ils devraient assurer au château tandis que ses habitants en fuiraient.
— Je peux entrer ? demanda-t-elle en arrivant sur la dernière marche du premier étage de la tour.
Elle entendit des sanglots et se précipita à l’intérieur. Ils provenaient d’en haut. Amayelle grimpa le deuxième escalier en vitesse. Assise sur son lit, la femme de Hawke était en pleurs.
— Élizabelle, que se passe-t-il ? s’énerva la princesse en la prenant dans ses bras.
— Depuis qu’il a accompagné sire Hadrian dans les passages secrets, il a tellement changé, parvint-elle à articuler.
— Votre mari ? Qu’a-t-il fait ?
— Au début, il se contentait de parler d’un rôle plus actif dans cette invasion, et il s’amusait à revêtir une cuirasse.
Élizabelle s’essuya les yeux avant de poursuivre.
Je l’écoutais d’une oreille distraite, ne lui connaissant aucune agressivité. Je ne voyais pas comment il pourrait se transformer, du jour au lendemain, en féroce guerrier.
— Cela s’est produit ? s’étonna la princesse.
— Ce matin, il est parti au lever du soleil. Je croyais qu’il était allé voir les garçons. Je l’ai cherché partout et je ne l’ai pas trouvé.
Amayelle se servit alors des mêmes facultés qu’elle avait utilisées pour découvrir le message de Kira dans la Montagne de Cristal. Mais la protection que Jahonne venait de lever autour de la forteresse lui renvoya son énergie ! Étourdie, Amayelle réintégra son corps.
— Il pourrait être n’importe où, haleta-t-elle.
— Contrairement aux Chevaliers, il n’a reçu aucun entraînement militaire. L’ennemi n’en fera qu’une bouchée.
— Mais il possède plus ou moins les mêmes pouvoirs.
— Il ne sait pas s’en servir. Il sera tué !
— Ma pauvre Élizabelle, c’est une crainte avec laquelle les femmes de soldats sont toutes forcées de vivre. Je suis terrifiée chaque fois que Nogait accompagne son groupe au combat.
— Vous saviez qu’il irait à la guerre lorsque vous l’avez épousé. Moi, j’ai uni ma vie à celle d’un homme incapable de faire du mal à autrui.
— Jahonne est plus puissante que moi. Demandons-lui si elle peut le retrouver.
Elle prit la main de son amie et l’incita à la suivre. Dans la cour désertée, Morrison continuait à aligner ses armes. Entre la porte des cuisines et celle de l’écurie, des serviteurs défilaient comme une colonie de fourmis en transportant toutes sortes de denrées. Rien ne laissait présager ce qui allait suivre.
Jahonne était retournée se poster sur la passerelle et maintenait un faible rideau de protection autour du château. Élizabelle et Amayelle grimpèrent aux créneaux pour lui demander de localiser Hawke. Jahonne ferma les yeux et laissa son esprit le chercher.
— Il marche sur la plaine derrière la montagne, leur apprit-elle en revenant de sa transe.
— Qu’y a-t-il à cet endroit ? s’étonna Élizabelle.
— Rien de magique, c’est certain.
— Ces terres appartiennent à sire Onyx, mais elles sont devenues le pâturage préféré des chevaux-dragons de Kira, se rappela Amayelle.
— Il cherche une monture ? fit Élizabelle, incrédule.
— Si ce n’est que cela, vous pouvez vous détendre. Ces bêtes ne sont pas réellement des chevaux et elles ne se laissent pas facilement apprivoiser. Lorsqu’il en aura assez de les pourchasser, votre mari reviendra au château.
— Maman ! cria Cameron.
Amayelle aperçut son minois dans l’étroite fenêtre de la tour d’Armène.
— Regarde là-bas !
La princesse se tourna du côté où il pointait son index. Un frisson d’horreur la saisit tout entière lorsqu’elle distingua la silhouette du dragon effectuant un crochet au-dessus des volcans.
— Surtout, ne sortez pas de la tour ! ordonna-t-elle.
— Je vous suggère de rejoindre les enfants, conseilla Jahonne à Élizabelle.
— Est-ce mon mari que cette bête traque ? demanda cette dernière, paniquée.
— Nous allons nous occuper de Hawke. Allez-vous mettre à l’abri.
La fille du forgeron leur obéit sur-le-champ, car elle leur faisait aveuglément confiance. Elle descendit en vitesse des remparts et disparut dans l’entrée de la tour.
— J’ai une autre mauvaise nouvelle, avoua alors Jahonne à son amie. Les Chevaliers ont l’intention de quitter la région et de se diriger vers la mer.
— Comment est-ce une mauvaise nouvelle, si c’est précisément là que débarque l’envahisseur ? s’étonna Amayelle.
— Il y a encore beaucoup de larves qui viennent par ici.
— Sire Wellan laissera certainement des hommes pour les ralentir.
— Les armées de ses alliés ne possèdent aucun magicien, lui rappela Jahonne. Rien ne prouve qu’ils pourront tout aussi efficacement les éliminer.
— Et il y a aussi ce dragon…
— Si vous voulez mon avis, l’Empereur Noir a décidé de nous donner le coup de grâce.
Amayelle se mordit la lèvre inférieure. Non seulement son mari courait-il un grave danger, mais leur fils risquait aussi de périr si Amecareth se mettait en tête de poursuivre sa destruction du Château d’Émeraude. Quant aux imagos, ils se nourrissaient de toute la chair qu’ils pouvaient trouver. Grimpaient-ils aux murs ?
— Ils ont des griffes pour le faire, soupira Jahonne qui suivait ses pensées.
— Je ferai le guet avec vous. Pouvez-vous demander à maître Hawke de rentrer ? Je ne suis pas très douée dans les communications télépathiques qui ne sont pas dans ma langue.
L’hybride l’appela en faisant bien attention de ne pas paraître alarmée. Tous les Chevaliers entendaient cette communication, alors il ne fallait surtout pas ajouter à leur misère. Hawke ne répondit pas.
— Rien, désespéra Jahonne.
— Je prie le ciel que ce monstre ne l’ait pas déjà dévoré…
Au matin, Amayelle et Jahonne constatèrent, à l’aide de leurs facultés télépathiques, la reprise du massacre dans la campagne. Les larves n’étaient plus qu’à une demi-journée de la forteresse et les Chevaliers étaient à Zénor. Amayelle prit alors la décision d’évacuer le palais, par précaution. Plusieurs familles des alentours vinrent aussi se réfugier au château. La Princesse des Elfes les fit conduire dans l’écurie, avec les servantes. Elle demanda ensuite aux sentinelles de ne refermer les grandes portes et de ne relever le pont-levis que lorsqu’elles seraient certaines que plus personne ne leur demanderait asile.
Quant à elle, Jahonne alla chercher Armène et les enfants. Ces derniers transportèrent leurs affaires en grommelant à travers la cour. Tenant Maximilien dans ses bras, la gouvernante marchait derrière Nartrach pour ne pas le perdre de vue, cette fois. Élizabelle tourna sur elle-même, cherchant son mari.
— Il n’est pas rentré, lui apprit Jahonne. Je crois qu’il a dû suivre les Chevaliers sur la côte.
— Mais vous n’en n’êtes pas certaine.
— Non, je suis désolée.
D’un bon pas, Amayelle rejoignit ses amies.
— Vous nous seriez d’un précieux secours si vous preniez en charge cette évacuation, dit-elle à la fille du forgeron.
— Je veux évidemment vous être utile.
— Surtout, tentez de les calmer.
Malgré son angoisse, Elizabelle se mit à encourager les habitants du palais, qui marchaient nerveusement vers l’entrée du tunnel, transportant des denrées essentielles qui leur permettraient de subsister plusieurs semaines.
Jahonne et Amayelle parcoururent tous les étages du palais et de l’aile des Chevaliers pour s’assurer que personne ne dormait encore. Une fois certaines que tous avaient suivi la consigne, elles retournèrent dans la cour. Les portes de la muraille avaient été fermées et le pont-levis était levé. Sur la passerelle, une lance à la main, Morrison surveillait la route qui menait à la forteresse. Les deux femmes s’y rendirent aussi.
— Voyez-vous quelque chose ? demanda Amayelle.
— Près de la rivière, des oiseaux se sont envolés d’un seul coup. Ce n’est pas bon signe.
— Vous avez raison, l’appuya Jahonne après avoir sondé le terrain. J’y capte la présence d’un grand nombre de larves. Ce qui est plus inquiétant encore, c’est qu’aucune armée ne les poursuit.
— Il s’agit sans doute d’un groupe qui a échappé à leur surveillance, estima Amayelle. Puisque ces soldats n’ont aucune faculté surnaturelle, ils ne peuvent pas savoir où tous leurs ennemis sont allés.
— Ces bestioles craignent-elles l’eau ? demanda Morrison en baissant les yeux sur les douves.
— Nogait prétend que non. Elles n’ont peur que du feu.
Jahonne chercha le dragon avec ses sens magiques. Il survolait l’ouest, sans doute à la recherche des Chevaliers. Pour l’instant, tout était calme.
Lorsque le dernier des habitants du château s’enfonça dans le tunnel qui menait aux grottes, Elizabelle fit sortir les chevaux dans l’enclos, où ils auraient une meilleure chance de s’en sortir. En effet, enfermés dans leurs stalles, ils ne pourraient pas se défendre contre des imagos affamés. La jeune femme entreprit alors de refermer derrière elle l’épaisse porte de bois pour masquer la fuite des humains. Sans se presser, elle descendit l’escalier en pierre à la lueur des flambeaux. Elle pouvait entendre les bavardages des réfugiés, au loin. Le sol était humide, alors elle fit bien attention de ne pas glisser. Ce n’était pas le moment de se blesser.
Lorsqu’elle arriva enfin dans la caverne, elle y trouva un bien triste spectacle. Hommes, femmes et enfants étaient entassés un peu partout. Ils avaient déposé leurs fardeaux à leurs pieds et ne savaient plus quoi faire.
— Nous vous avons demandé de vous cacher uniquement par précaution, expliqua-t-elle d’une voix sereine.
— Combien de temps serons-nous ici ? voulut savoir l’un des conseillers du roi.
— Je l’ignore, Jahonne et Amayelle viendront nous chercher dès que le danger sera passé.
— On dit que les larves s’enfoncent sans problème dans le sol. Comment pouvez-vous être sûre qu’elles ne passeront pas à travers ces murs ?
— Elles ne circulent que dans de la terre friable, pas dans du roc.
— Elles n’auraient donc pas pu franchir les murailles ?
— Elles auraient pu passer en dessous, ou même les escalader après avoir traversé les douves, car elles n’ont pas peur de l’eau.
— Et vous êtes bien certaine qu’elles ne pourront pas nous retrouver ici ?
— Vous n’avez rien à craindre si vous ne faites pas trop de bruit.
Ses paroles semblèrent rassurer la plupart de ces pauvres gens, La fille du forgeron commença à circuler d’un groupe à l’autre pour les apaiser davantage.
— Il fait sombre et froid, ici, dit une vieille femme qui tremblait sous sa couverture.
— Je peux réchauffer la grotte, offrit Cameron.
— Nous ne pouvons pas allumer de feu, l’avertit Élizabelle. La fumée ne pourrait pas s’échapper et elle nous ferait tous mourir.
— Mais les feux magiques n’en font pas.
— Et ils émettent de la chaleur, ajouta Nartrach.
Les élèves du magicien d’Émeraude combinèrent leurs efforts et allumèrent un grand feu au centre de la grotte, à la grande joie des réfugiés. « Jusqu’à présent, tout va bien », se félicita Élizabelle.
Pendant ce temps, au-dessus de leurs têtes, Morrison, Amayelle et Jahonne veillaient. Les mouvements ondulatoires qu’ils percevaient maintenant dans les champs cultivés ne signifiaient qu’une chose : l’ennemi était à leurs portes.
Le forgeron apporta ses lances jusqu’aux créneaux, d’où il pourrait les lancer. Jahonne ne l’en dissuada pas, même si elle jugeait ce mode de défense bien futile contre des coléoptères dont la carapace durcissait de seconde en seconde. Quant à elle, elle utiliserait ses serpents électrifiés pour tuer les larves, sans trop savoir ce qui se passerait par la suite.
De son côté, Amayelle ignorait comment elle pourrait utiliser sa magie pour défendre Émeraude. Elle avait reçu des dons de guérison, et non des facultés guerrières. Les Elfes étaient des as du camouflage. Certains parvenaient également à influencer les cours d’eau, les animaux et même le vent. Mais seuls ceux qui s’étaient joints aux Chevaliers d’Émeraude pouvaient faire jaillir des rayons destructeurs de leurs mains.
— S’ils y arrivent, je peux le faire aussi, décida-t-elle.
Elle se mit à lancer de petites flammes sur les pierres pour tester ses pouvoirs.